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20 septembre 2007 4 20 /09 /septembre /2007 09:09

 

 

A l'occasion du cinquantenaire de la "bataille d'Alger", dimanche 16 septembre sur France 3 était diffusée la seconde partie du documentaire de Patrick Rotman "L'ennemi intime" (la 1ère partie était le dimanche 9 septembre), réalisé en 2002.

De quoi ça cause ? De la torture durant la guerre d'Algérie, de 1954 à 1962.

Bon, d'accord, on sait, une sale affaire, et alors ?

 

Eh bien l'intérêt de ce documentaire, c'est qu'il repose essentiellement sur des témoignages. Il y a des images d'archives ou de films personnels en 8 mm, mais il s'agit surtout des témoignages filmés d'anciens engagés ou appelés qui ont participé, qui ont été les relais, ou qui "simplement" ont été passivement confrontés de plus ou moins près à la torture, aux mauvais traitements, et aux exécutions arbitraires.

 

Et alors ? Ça doit être chiant ?

Justement, pas du tout.

 

Car ce documentaire ne se contente pas d'exposer comment se nourrissent inexorablement  les  ennemis complémentaires, en l'occurrence le terrorisme du FLN et la répression aveugle de l'armée française.

 

Il dévoile aussi petit à petit les barrières internes que chacun franchit pour être acteur ou spectateur de l'inacceptable.

 

D'où le titre "l'ennemi intime" : ce n'est pas seulement l'adversaire, avec qui on entretient nécessairement une logique intime d'escalade, c'est évidemment en dernière analyse soi-même.

 

Qui sont les bons, qui sont les mauvais ?

Bien sûr, le sens de l'histoire a donné tort à la France et raison au peuple algérien, et il faut en prendre acte. Même si l'Algérie est encore aux prises avec le cycle de la violence et même si elle n'a pas encore su exploiter ses richesses.

Bien sûr, il y a eu des pervers estampillés, parmi les engagés, parmi les appelés, parmi les harkis, comme parmi les résistants du FLN... Les témoignages du film en attestent. Les gens qui jouissent aisément de la souffrance d'autrui, ça existe.

Mais les autres, tous les autres ?...

Tous ces officiers qui avaient vécu voire combattu 15 ou 20 ans plus tôt l'occupation nazie, dont certains avaient même pu avoir affaire aux mauvais traitements de la Gestapo ?

 

Tous ces jeunes appelés qui se sont retrouvés spectateurs voire complices des sévices infligés à des civils, y compris des femmes, y compris des enfants ?

 

En écoutant témoigner tous ces hommes, dont certains ont de solides défenses mais dont d'autres finissent par craquer devant la caméra, on en vient naturellement à se poser la question : et si j'avais été sur place, à 20 ans, pendant la guerre d'Algérie, qu'est ce que j'aurais fait ?

 

Car évidemment, moi qui écris comme vous qui lisez (je m'adresse aux hommes de sexe masculin, puisqu'il est question de soldats), nous savons que jamais nous ne torturerions, que jamais nous ne violerions, que jamais nous n'abattrions sommairement quelqu'un. Et qu'il ferait bon voir qu'on s'avise de le faire en notre présence !

Bon, en réfléchissant un peu, en faisant des "expériences de pensée", on parvient bien à se dire qu'au fond, dans des circonstances particulières, on pourrait nous aussi être dépassés par les événements ou par nos émotions. Mais on ne reste pas trop longtemps penché au-dessus du vide, et on s'empresse de réintégrer notre représentation rassurante de nous-même.

 

En tout cas, force est de reconnaître qu'en temps de conflit armé les tortionnaires, leurs assistants, et leurs complices passifs ne font jamais défaut. Et sauf à postuler qu'ils surgissent ex nihilo, il y a lieu de considérer que ce petit monde se recrute chez les gens comme vous et moi.

 

En réalité, ça n'a rien de surprenant.

 

En pays étranger, en situation de conflit, qui va courir le risque de se retrouver en marge du groupe ? De passer pour un emmerdeur ? De passer pour une poule mouillée ? De passer pour un traître ? La situation est dangereuse, on veut sauver sa peau, il faut pouvoir compter sur les autres. Et hors les situations dangereuses, le temps est long, déjà on se fait chier, on ne veut pas se retrouver isolé.

 

En pays étranger, en situation de conflit, qui va courir le risque d'affronter l'énorme machinerie militaire, l'emprise explicite ou implicite qu'elle exerce sur chaque individu, la lourdeur de ses sanctions officielles ou déguisées ?

Si on est un militaire engagé, on doit appliquer les ordres, c'est le principe de l'armée.

 

Si on est un appelé, tout ce qui compte c'est de tenir le coup en attendant la quille.

 

 

En plus, si on est un appelé, on est jeune. Déjà, on débarque seul dans un milieu déjà organisé, avec ses règles, ses rôles. On est plus facilement influençable, on a moins eu le temps de se forger des règles morales personnelles solides, on a moins de références dans son expérience personnelle. Et on a davantage besoin de l'approbation des autres, on est plus sensible à l'effet de groupe. Et on a envie de sensations fortes, ce qui peut conduire à des dérapages dans les comportements.

 

Et puis quelles sont les alternatives ? Protester ? Convaincre les autres ? S'interposer ? Dénoncer ? Se rebeller ? Déserter ? Témoigner ? Protéger, soigner, sauver l'adversaire ?... En d'autres termes, accepter de se mettre personnellement en danger pour un résultat très incertain. D'accord, les fictions de cinéma glorifient volontiers les personnages qui optent pour ces positions. Mais quand on se retrouve sur le terrain dans la vraie vie, c'est une autre paire de manches. Rien que dans le métro, si une agression survient, tout le monde s'empresse de regarder le plafond en sifflotant, alors en terre hostile en situation de conflit, tu parles...

 

Et pour finir l'adversaire existe pour de bon. Si peu de soldats avaient pu constater de visu les exactions du FLN, les histoires ou les photos de cadavres égorgés et mutilés "par les fellouzes" ou de victimes des attentats ne manquaient pas, propres à faire rentrer dans le rang les esprits rebelles.

 

Quelques témoignages dans "L'ennemi intime" - peut-être un seul, je ne sais plus - évoquaient avec une gêne extrême la curiosité, voire la fascination devant le spectacle de la torture, de l'atteinte à l'intégrité des corps. Un fond de perversité semble structurellement tapi chez l'être humain, plus ou moins (selon les individus) prêts à sortir en cas d'"autorisation".

On évoque les antiques jeux du cirque, ou dans les sociétés anciennes la fréquentation des supplices publics.

Ou tous les spectacles agonistiques organisés contre des animaux ou entre des animaux, dont certains persistent encore de nos jours.

Ou les fameuses expériences que Stanley Milgram rapporte dans son ouvrage "Soumission à l'autorité" (Harper & Row, 74 et Calmann-Lévy, 94). 

On évoque enfin plus banalement les innombrables oeuvres de fiction comme, pour ne prendre que des références françaises, "Les Cent-Vingt Journées de Sodome" de Sade, "Le jardin des supplices" de Mirbeau, ou le théatre du Grand Guignol, ou encore comme depuis les années 70 la déferlante de films "gore" de plus en plus "graphic", sans parler de certains jeux vidéo.

 

 

 

Pour le reste, les mécanismes de défense évoqués par le documentaire sont communs : banalisation, rationalisation, clivage, cynisme, divertissement, alcool...

 

Patrick Rotman, le réalisateur, a également fait de ces témoignages un livre du même titre, et avait déjà fait avec Bertrand Tavernier en 1992 un livre et un documentaire intitulés "La guerre sans nom - Les appelés d'Algérie".

 

Un film de fiction va sortir d'ici 2 semaines, avec le même titre "L'ennemi intime". Le scénariste est Patrick Rotman, et le réalisateur (Florent-Emilio Siri) comme l'acteur principal (Benoît Magimel, initiateur du film) s'y sont sincèrement investis. Je lui souhaite non  moins sincèrement tout le succès possible, mais il est pour moi évident qu'une fiction n'atteindra pas le quart de la moitié de la force du documentaire. Rien que la bande-annonce donne l'impression d'un film déjà cent fois vu. L'esthétique des images, des mouvements de caméra, de la musique, du jeu des acteurs, des dialogues, cette esthétique tend irrémédiablement à faire écran entre le sujet et le spectateur.

Je ne devrais pas le dire, mais je m'autorise à le dire parce que je sais que personne ne me lit. C'est l'avantage.

 

Sinon, dans le genre du témoignage, on pourra songer au procès Eichmann en 1961, et au documentaire qu'ont tiré de ses images d'archives Rony Brauman et Eyal Sivan ("Un spécialiste", 1999). Et bien entendu au livre de Hannah Arendt "Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal" (1963), qui fait toujours scandale pour certains.

Et on n'oubliera pas l'indispensable livre de Jean Hatzfeld, "Une saison de machettes" (2003), sur le massacre du Rwanda que l'auteur qualifie de "génocide de proximité". Il prolonge en quelque sorte la thèse de Hannah Arendt en montrant que le "mal" n'a même pas besoin d'un appareil totalitaire pour s'exprimer dans sa banalité.

 

S'il fallait conclure :

 

- Chaque être humain a sa part d'ombre, sa part d'agressivité gratuite, sa part destructrice. Appelons ça si on veut avec Freud pulsion de mort. C'est notamment une des vérités que visait à faire admettre le mythe chrétien, mais il a ici comme pour le reste radicalement échoué. Pour chaque être humain, le "mal" est et reste chez les "autres". Après tout, la projection doit être un mécanisme fondamental de survie psychique.

 

- Il est donc capital de mettre en place des systèmes de société où cette part destructrice reste bridée, et d'éviter les circonstances où son expression devient possible, voire légitime, au premier rang desquelles les conflits armés armés de toutes sortes. Cette dernière remarque à l'intention de ceusses qui pensent que le recours aux armes, sauf pour se défendre, peut constituer une solution.

 

 

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commentaires

L
Non, je te jure que je ne lisais pas ! scrogneugneu, ça fait plaisir de voir ton peu de considération pour tes lecteurs. scrogneugneu. Bon, pour Dupontel, je vais y aller. J\\\'avais pourtant arrêté les films de guerre depuis Platoon. 4 ans, ça m\\\'avait pris pour m\\\'en remettre.
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